Le 6 mars 1204, plus qu'un château qui se rend, c'est un symbole qui tombe. Symbole de la science militaire de son commanditaire Richard Cœur de Lion, symbole de la résistance anglo-normande face aux Français et finalement, symbole de la débâcle qui ouvre au roi de France Philippe Auguste les portes du duché de Normandie.
En 1196, le roi de France Philippe Auguste et son rival Richard Cœur de Lion signent le traité de Gaillon. Le roi d'Angleterre y perd quelques plumes : les places fortes de Vernon, Pacy, Gisors et Gaillon. Grâce à ces gains territoriaux, Philippe Auguste s'approche dangereusement de Rouen, la clé de la Normandie. Seuls 40 km séparent Gaillon de la capitale du duché. Avant que la guerre ne reprenne, le roi d'Angleterre s'empresse donc de renforcer sa frontière orientale.
Richard porte son regard sur le site des Andelys. Une Seine qui se courbe en méandre, des îles au milieu du fleuve, un éperon qui domine la vallée, voici l'endroit idéal où placer un verrou. Mais deux problèmes se posent. Le traité de Gaillon incluait une clause interdisant précisément la fortification des Andelys.
Afin que la nouvelle fortification se dresse rapidement, Richard ne lésine pas sur les moyens financiers : 46 000 livres angevines soit l'équivalent de la solde journalière de plus de 5 millions de fantassins sont consacrées à son rêve de pierre. Jamais un roi d'Angleterre n'a autant dépensé pour construire un château fort. En vérité, c'est plus qu'un château que Richard édifie aux Andelys. L'ensemble se compose précisément de cinq éléments :
Un pont enjambe la Seine en prenant appui sur une île.
Un château, bâti sur cette île, contrôle l'accès au pont.
Un bourg (le futur Petit-Andelys) est fortifié et doté d'un port et d'un atelier de construction navale.
Une estacade barre d'une triple rangée de pieux la Seine afin d'interdire toute navigation de Paris vers Rouen.
Le château de la Roche, bientôt connu sous le nom de Château-Gaillard, protège, du haut de la falaise, les précédents éléments.
Un bateau défiant l'artillerie
La partie la plus élaborée et la plus impressionnante de ce complexe fortifié est bien sûr Château-Gaillard.
Avec de l'imagination, son plan rappelle celui d'un bateau, la proue pointée vers le plateau. Il tourne délibérément le dos à la falaise et à la Seine, conscient que, vu l'escarpement, le danger ne viendra pas de là. Les épais murs de la forteresse (jusqu'à 4 ou 5 m pour la tour-maîtresse) se dressent pour résister à l'impact balistique d'une artillerie de plus en plus puissante. Certes, à cette époque, les combattants ne tirent pas encore au canon, mais ils disposent de redoutables engins de jet : les mangonneaux, les balistes, les pierriers lancent avec violence des projectiles parfois lourds d'une centaine de kilos.
Au pied des remparts, les assaillants ne bénéficieront d'aucun angle mort, les multiples tours et tourelles rondes balayant l'espace. S'ils veulent pénétrer dans le réduit défensif, ils devront franchir successivement trois enceintes sous les tirs croisés de frondeurs, d'archers et d'arbalétriers.
La construction de Château-Gaillard intervient après le retour de Richard Cœur de Lion de la IIIe croisade. D'où la thèse d'une forteresse inspirée des ingénieuses fortifications qui défendaient la Terre sainte. C'est difficile à prouver. N'excluons pas une origine plus locale : l'architecture castrale a considérablement progressé dans la France du Nord-ouest, fruit de la rivalité entre les Plantagenêts et les Capétiens.
Château-Gaillard présente des formes inédites ou presque (par exemple une courtine festonnée, la tour-maîtresse en amande). Il intègre aussi des évolutions récentes (le plan ramassé, les tours circulaires de flanquement, la fragmentation de la défense en plusieurs volumes) ou reprend des dispositions anciennes (l'implantation sur un site d'éperon). En combinant ces dispositifs novateurs ou traditionnels, Château-Gaillard compose une forteresse unique au plan savant. Dominant la Seine de 80 m, constitué de trois enceintes, défendu par de multiples tours, il cherche à faire pâlir l'ennemi qui oserait s'en approcher.
Cette surenchère défensive semble atteindre son but car, quand Philippe Auguste se présente enfin devant ces murs, en septembre 1203, il renonce à un assaut. Il compte affamer la garnison par un blocus. 200 à 300 défenseurs, dont quelques dizaines de chevaliers, tiennent la place commandée par l'Anglais Roger de Lacy. Comme l'escompte Philippe Auguste, leurs vivres s'épuisent rapidement. Lacy se résout à expulser, en deux vagues, les « bouches inutiles » c'est-à-dire les habitants des Andelys qui y avaient trouvé refuge. La garnison retrouve en conséquence une situation vivrière confortable.
Reste à s'emparer des deux autres enceintes. En inspectant les abords de la forteresse, des soldats français repèrent une rangée de fenêtres percées à environ trois mètres de hauteur. Une grave erreur de conception ! En se faisant la courte échelle, les assaillants se hissent jusqu'aux ouvertures, se retrouvent dans une chapelle (et non dans les latrines comme beaucoup d'ouvrages l'expliquent) puis se répandent dans la basse-cour. Paniqués, les défenseurs abandonnent la seconde enceinte pour s'enfermer dans l'ultime réduit. Philippe Auguste soumet alors la porte et la muraille à un intense tir d'artillerie. Le 6 mars 1204, un pan de mur s'écroule. Par l'ouverture, les Français se précipitent à l'intérieur de la troisième enceinte. Les défenseurs anglo-normands essaient de fermer la brèche, mais se font submerger sans avoir le temps de gagner la tour-maîtresse où ils auraient encore pu résister. Ils se rendent. Avec les honneurs : le siège a tout de même duré une demi-année.
Le Château-Gaillard tombe le 6 mars 1204 entre les mains des Français. Au cours de la même année, la Normandie, à l'exception des Îles anglo-normandes, est rattachée au Royaume de France.
Lieu de séjour des rois de France (Louis IX, Philippe III le Hardi), lieu d'exil (David Bruce, futur roi d'Écosse) ou prison (Marguerite de Bourgogne, Charles le Mauvais et Charles de Melun), le Château-Gaillard est alternativement pris par les troupes françaises et anglaises pendant la guerre de Cent Ans.
La forteresse perd progressivement sa vocation militaire et devient un repère de voleurs, de faux-monnayeurs et de conspirateurs. En 1598, les États Généraux demandent à Henri IV de démolir le château. Carrière de pierres à partir de 1603 pour le couvent des Capucins et 1610 pour les Pénitents, son démantèlement prend fin en 1611.
Ce sont les ruines majestueuses du Château-Gaillard qui ont inspiré les Romantiques anglais, les peintres impressionnistes, les poètes et les écrivains contemporains.